Le rêve de Hilbert

Durant l'été 1900 un congrès international de mathématiques se tenait à Paris. Le 8 août, David Hilbert (1862-1943) y donne une conférence mémorable ; selon Charles Hermite, «on n'entendra plus jamais dans les congrès de conférences pareilles». Qu'a-t-il donc raconté ? Un théorème exceptionnel que lui seul pouvait démontrer ? Une nouvelle théorie ? Pas du tout. Il s'était contenté d'énoncer 23 problèmes, ceux qui selon lui feraient progresser la recherche en mathématiques durant le siècle qui allait commencer. Le plus impressionnant est que le siècle en question, qui vient de s'achever, lui a très largement donné raison !

Dans plusieurs de ces problèmes, et en particulier dans le dixième, Hilbert pose la question du fondement même du raisonnement mathématique. Il souhaitait rendre explicite un système axiomatique formel «universel». En ces temps de scientisme triomphant, personne ne doutait que ce soit possible, et que les mathématiques finiraient bien, après tant de victoires sur la nature, par réussir à s'expliquer elles-mêmes. Hilbert recherchait un système comportant des axiomes et des règles de déduction. Un axiome est une assertion que l'on déclare vraie a priori : par exemple $ 0<1$. Nous avons vu les règles de déduction de la logique, et le moyen de déclarer vraie ou fausse une assertion composée, en utilisant les tables de vérité. Hilbert souhaitait un système :

$ \bullet$
consistant : aucune assertion ne peut être à la fois vraie et fausse ;
$ \bullet$
complet : toute assertion est soit vraie soit fausse ;
$ \bullet$
décidable : il existe une procédure finie qui permet de vérifier si une assertion donnée est vraie ou fausse.
On peut démontrer qu'un système consistant et complet est forcément décidable. Une procédure de décision consiste à ranger toutes les formules possibles d'abord par ordre de longueur, puis par ordre lexicographique pour les formules de même longueur. Si on doit vérifier l'assertion $ A$, on parcourt les formules une par une en vérifiant pour chacune si elle est valide et si elle entraîne $ A$ ou bien $ \neg A$. Ce n'est pas très efficace, mais cela conduira forcément au résultat ! En 1931 Kurt Gödel (1906-1978) ruine le rêve de Hilbert : il démontre que dans tout système formel contenant l'arithmétique des entiers, il existe des propriétés telles que l'on ne peut prouver ni qu'elles sont vraies, ni qu'elles sont fausses : on dit qu'elles sont indécidables. La démonstration de Gödel est trop difficile pour être exposée ici, mais elle ressemble dans ses grandes lignes à celle de la proposition 15. Il considère un système consistant pour l'arithmétique des entiers. Il construit alors une assertion sur les nombres entiers qui exprime par elle-même qu'elle n'est pas dénombrable : si elle est vraie, alors elle est fausse, et si elle est fausse, alors elle est vraie. Il en déduit que le système ne peut pas être complet.

Parmi les exemples d'assertions indécidables, l'axiome du choix est le plus célèbre. Il s'agit de l'assertion affirmant que si un ensemble $ E$ est muni d'une relation d'équivalence, alors on peut choisir dans chacune des classes d'équivalence un élément particulier. C'est évident si les classes d'équivalence sont finies ou dénombrables, mais cela ne l'est pas en général. On peut le supposer vrai, ou bien faux, sans jamais aboutir à une contradiction. Loin de sonner le glas de la recherche sur les systèmes formels, le résultat négatif de Gödel a donné une impulsion décisive à la logique, conduisant en particulier avec Alan Turing (1912-1954), aux fondements de l'informatique théorique.


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